Gratienne Denière-Soyez, notre mère, a raconté sa vie et celle de sa famille à Dunkerque durant la guerre 40 dans un livre intitulé "Sur la paille".
Voici quelques extraits de la période mai-juin 40.
Pendant l'Opération Dynamo, elle évacua avec sa famille à Vieille-Eglise, près d'Audruicq, dans le Pas-de-Calais. Ils partirent le 21 mai et ne revinrent que le 9 juin 40. Mais son père, facteur, et son oncle, travaillant aux Chemins de Fer, durent rester à Dunkerque et leur racontèrent, à leur retour, l'enfer qu'ils vécurent pendant cette période.
"Dimanche 9 juin 1940
Gratienne et sa famille s'apprêtent à rentrer à Dunkerque
Et puis voilà ! C'est l'Heure ! Le grand Jour est venu ! Puissent les heures à venir être celles d'heureuses retrouvailles !" ...
"Nous avons, je ne sais comment des nouvelles ! Dunkerque est tombée le mardi 4 juin... Quinze jours exactement après notre départ!" ...
"Nous voilà donc de nouveau qui, sur quatre roues, moi sur les deux miennes pour le chemin du retour cette fois !" ...
"Nous passons ensuite à Saint-Folquin" ... "Tout cela nous semble bien paisible, bien calme"..." Rien ne nous permet de penser que là, il y a quelques jours seulement, avait lieu l'un des combats les plus meurtriers de la bataille de l'Aa, et pourtant, que de morts ! que de blessés !"...
"A la sortie de Bourbours, nous sommes surpris par la quantité considérable de poissons morts qui surnagent ventre à l'air à la sortie de l'écluse, en aval, formant un immense tapis argenté à la surface de l'eau du canal, et nous nous demandons ce que cela signifie. Parrain conclut que l'on doit avoir ouvert les vannes des écluses du port afin de laisser pénétrer les eaux salées de la mer.
A présent, nous nous sentons en plein champ de bataille. Les cultures sont saccagées; par endroits, les blés sont couchés comme à la suite d'orages très violents. De larges cratères béants trouent la terre en maints endroits, souvent profondément et sur une assez vaste étendue. Boeufs et vaches, chevaux morts gisent, les quatre fers en l'air dans leur rigidité cadavérique parmi l'herbe verte des prairies, tels des animaux de bois ou de carton. Ici gît un petit âne, là une chèvre ! Beaucoup d'arbres ont souffert comme frappés par la foudre, et l'on voit leur bois blanc déchiqueté. D'autres sont entièrement nus, dépouillés de leur écorce. Et puis partout des tombes improvisées ! Parfois une petite croix de bois piquée sur un monticule de terre argileuse fraîchement remuée, ou plus simplement un bâton dressé sur un tertre supportant un casque et quelques fleurs des champs, coquelicots symboliques couleur du sang et qui foisonnent plus particulièrement à cette époque. Parfois aussi un fusil abandonné, un casque cabossé, perforé ou déchiqueté ! Nous nous sentons bien émus et bien tristes devant ces malheureus vestiges, et pourtant c'est encore le printemps tandis que l'été s'annonce et que la nature garde malgré tout son glorieux air de fête sous un soleil éclatant ! Bleu, blanc, rouge, disent coquelicots, bleuets et marguerites, la France est là !
La bataille a dû être rude ! Tout le long du chemin un tel spectacle s'offre à nos yeux,parsemé de-ci, de-là, de tas d'obus bien alignés ou en vrac, ou dispersés un peu partout, un engin qui peut être une bombe ou une mine !"...
En rapprochant de Dunkerque, Gratienne remarque:
"Nous apercevons de loin avec beaucoup de joie nos chers vieux clochers et beffrois.
- Tiens ! tout n'est pas détruit, il reste encore quelque chose !
" - La tour est toujours là, et l'Hôtel de Ville de Dunkerque aussi !
- Oui, et l'Hôtel de Ville de Rosendaël et l'église Notre-Dame, mais ce ne doit être qu'apparence !
- Regardez donc, les deux châteaux d'eau sont encore debout, et celui de Malo également !
- Et Saint-Antoine-de-Padoue de Petite-Synthe, et le silo à grains !
Le paysage lointain, c'est évident, ne semble pas avoir changé de contexture." ...
Arrivés à Coudekerque-Branche, ils rencontrent l'oncle Edmond, resté à Dunkerque pour son travail. Il leur explique que "tous les ponts ont sauté, la passerelle de fer des "Corderies" aussi, mais il reste le pont de chemin de fer de la ligne belge."...
"A la sortie de Coudekerque, sur le chemin de Ceinture que je longe une nouvelle fois, comme à l'aller, mais en sens inverse, je rencontre un défilé interminable et impressionnant de prisonniers conduits par des soldats allemands armés"... "Je constate au passage que Coudekerque, de ce côté a peu souffert de la guerre. Enfin, voici le pont du Chemin de fer, puis Rosendaël où j'atteins assez rapidement l'avenue Vallon"...
La maison de son oncle et de sa tante est en ruines. Gratienne y retrouve son père fouillant dans les décombres, resté lui aussi à Dunkerque pour son travail. Après des retrouvailles émues, il lui donne quelques explications:
"Voilà, me dit-il enfin, c'était l'enfer ici ! Tu n'y aurais pas résisté. C'était terrible ! Du feu partout!"... "Les bombardiers rasaient les toits dans un bruit effroyable. Et tu avais si peur des avions ! Et il y en avait ! Sans arrêt ! Quand la bombe est tombée sur la maison de ta tante ce n'était qu'une petite bombe"..."Nous n'avions plus aucune nourriture. Il fallait quand même se nourrir, l'on ne pouvait pas demeurer sans manger, aussi l'on grignotait ce que l'on trouvait. Certains pillaient les maisons, les magasins, les dévalisant notamment de vins, alcools et apéritifs. Il y en a même qui étaient continuellement ivres ! Des soldats parfois distribuaient des denrées, biscuits et conserves."... "Et puis, il fallait que j'aille malgré tout sur les lieux de mon travail, puisque je suis demeuré pour cela ! J'y suis allé !... Un jour, je crois que c'était huit jours après votre départ, le 28 mai, "
La poste de Dunkerque avant-guerre.
"pour m'y rendre, j'ai dû escalader, mon vélo à bout de bras, des montagnes de briques et de ruines fumantes de la hauteur d'une maison !"
Place Jean Bart en ruines
" Il y en avait partout dans toutes les rues de la ville. L'on ne savait plus comment passer d'autant plus que les raids se succédaient, sans répit et sans pitié. Après une vague de bombardiers, une autre vague de bombardiers, toutes aussi terribles les unes que les autres. Ce qu'ils ont pu larguer comme bombes incendiaires, c'est inouï. il en pleuvait, il en pleuvait partout à la fois. Le bureau de postes était en feu.
Rue Poincaré en 1940 (où se trouve le bureau de postes)
" Je n'ai vu personne dans les parages. Il n'y avait pas même un chien sur mon passage ! Tout le quartier était en flammes. Je suis monté sur le toit, et j'ai rejeté par-dessus bord quantité de bombes incendiaires qui y aboutissaient. A un certain moment, je me suis aperçu que quelqu'un m'avait rejoint. Qui ? Je ne pourrais le dire tant j'étais préoccupé, tant j'étais affolé ! J'étais fou ! Je me sentais devenir fou ! Le Collège Lamartine attenant n'était qu'un vaste brasier. Une grande partie du bureau de postes a été détruite... Sans compter qu'il tombait également des bombes explosives et des bombes à retardement !...
Désiré Soyez, facteur dans les décombres de la poste de Dunkerque en 1940
Eglise de Malo-les-bains en feu le 24 mai 1940 (extraite du livre "Notre-Dame du Sacré-Coeur, Malo-les-Bains, Notre-Dame des Flots" de J et L Denière)
"Et puis ailleurs c'était la même chose; l'Eglise de Malo a brûlé elle aussi complètement le 2 juin; il n'en reste rien que les murs. Et la tour ! Et bien d'autres bâtiments encore !
- La tour a brûlé ?
-Oui !
- Comme c'est curieux, il n'y paraît pas ! de loin nous l'avons aperçue, elle paraissait intacte !
- Oui, vu de l'extérieur ! mais l'intérieur est entièrement détruit ! Et puis les Allemands sont arrivés. Il n'en est pas passé beaucoup ici, mais avec terreur l'on entendait résonner le martèlement de leurs bottes sur le pavé de la route.
- Tu n'as pas vu beaucoup d'Allemands ?
- Non, seulement quelques-uns, là, au milieu de la route et qui se dirigeaient vers le Casino. Il paraît qu'ils sont tous au bord de la mer ! Le réembarquement a été également terrible ! Il y a eu beaucoup de tués et de blessés en mer, sur les jetées, sur la plage et dans les dunes, ainsi qu'au Fort-des-Dunes où il y a eu de la résistance. Les Anglais ont construit des ponts de camions pour rejoindre les petites embarcations qui les conduisaient aux bateaux en pleine mer, qui allaient les mener en Angleterre. Certains ont réussi ! D'autres ont échoué ! des soldats français ont réussi également à s'en aller de cette façon. Moi, je n'ai pas vu la plage, mais monsieur Bourbillon nous en racontait ! Il s'y rendait journellement lui."
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